Traversée de l'Iran au printemps 1979

Drapeau Iran

 

J’ai passé l’hiver en Inde et au Népal. En avril, je suis à Delhi et m’apprête à rentrer en Europe. N’ayant pas les moyens de me payer un billet d’avion, je dois revenir comme je suis arrivé : par la terre.

Depuis quelque temps j’essaie de me renseigner auprès d’autres voyageurs sur ce qui se passe en Iran, et surtout sur la possibilité de traverser le pays. À l’époque, il n’y a évidemment ni Internet ni téléphones portables. D’ailleurs, même la banque où je me suis fait virer de l’argent communique avec Bombay et Calcutta par… télégraphe ! Les nouvelles sont contradictoires. Un jour on apprend qu’il n’y a pas de problème, le lendemain, que les frontières sont fermées. Certains ont effectivement traversé l’Iran une, deux ou trois semaines auparavant, mais en période de révolution, cela fait beaucoup. Les situations peuvent basculer d’un jour à l’autre après une période d’accalmie.

Je glane une ou deux histoires effrayantes au passage. Des Français de rencontre sont restés bloqués deux ou trois jours dans un hôtel de Téhéran sans rien à boire ni à manger. Des manifestations avaient été réprimées très violemment, des chars et des hélicoptères en vol stationnaire tirant sur les manifestants à la mitrailleuse dans la rue voisine de leur hôtel. Des centaines de morts et de blessés. Dans ces conditions, pas question de traverser la rue pour boire un thé. Ce que je ne sais pas, c’est si ces événements ont eu lieu récemment ou il y a plusieurs mois, dans les jours ayant précédé le départ du Shah. D’autres Européens ont traversé le pays il y a quelques semaines sans rien remarquer de particulier. Qui croire ? Comment savoir ?

Avec un autre Français, nous décidons de tenter le coup. Nous irons jusqu’à la frontière iranienne et nous verrons bien. À cette époque, il n’est pas question de contourner l’Iran. L’Afghanistan est fermé depuis peu et passer par l’Union Soviétique… autant faire un détour par la planète Mars.

Un soir de la fin avril, nous prenons donc le train pour la frontière pakistanaise. De là, un autre train nous conduit à Sukkur, dans le sud du pays. Ensuite, il faut prendre un car traversant le Baloutchistan jusqu’à la frontière iranienne.

En me réveillant à Sukkur le lendemain matin, mon compagnon de voyage a disparu. Je suppose que je le retrouverai à la gare routière. Finalement, je ne le reverrai pas. Quand nous avons quitté l’Inde, il craignait d’être en train de devenir accro à l’opium. J’ai d’ailleurs eu un peu de mal à le convaincre de partir. J’espère seulement qu’il n’a pas craqué. En tout cas, je n’ai pas le temps de me poser trop de questions, je n’ai qu’une demi-heure pour attraper le car.

Nous roulons toute la journée dans le désert, à côté de la piste dont le goudron a visiblement à moitié fondu. Vent de sable brûlant. On ouvre la vitre quand l’air est décidément trop étouffant à l'intérieur pour la refermer au bout de quelques minutes quand l’air entrant de l’extérieur est décidément trop brûlant et poussiéreux.

Je passe la nuit dans un petit hôtel d’une petite ville frontalière dont j’ai oublié le nom. Le lendemain matin, je me retrouve à la douane avec un Autrichien qui rentre en Europe comme moi. Les formalités de sortie du Pakistan n’ont pris qu’une minute, mais voilà une heure et demie que nous poireautons sur les marches du bâtiment de la douane iranienne. Finalement, quelqu’un s’étonne qu’on nous ait oubliés. Nous nous attendions à une fouille en règle, voire à un interrogatoire : on nous délivre le visa en trente secondes. Mieux, le douanier nous accompagne à la porte, hèle un type qui s’apprête à repartir et nous voilà entassés sur des sacs à l’arrière d’un pickup avec deux ou trois Iraniens.

Nous arrivons dans la banlieue de Kerman en fin d’après-midi. Personne ne parle anglais ni allemand, mais… nous tombons je ne sais plus comment sur un instituteur qui parle français et roule en 2 CV ! Il nous dépose chez une vieille dame qui tient ce qu’on appellerait ici une chambre d’hôtes. On se croirait chez une grand-mère quelque part à la campagne. L’endroit sent bon l’encaustique, il y a du papier peint à petites fleurs neuf aux murs… Nous sommes sidérés.

Le lendemain matin, nous revoilà dans la rue à demander notre chemin. Le type à qui nous nous adressons fait signe à une voiture de s’arrêter, fourre des billets dans la main du chauffeur en lui disant de nous conduire à la gare et nous plante là. Nous n’avons même pas le temps de le remercier. Nous passons le reste de la journée à attendre le train de nuit. L’ambiance est décontractée. Il est vrai que nous sommes loin de Téhéran, mais je suis tout de même surpris. Je m’attendais à voir des contrôles de police à tous les coins de rue ou des militaires en armes partout. Rien. Mieux : tout le monde est très aimable, c’est même à qui se montrera le plus généreux avec nous.

Nous ne sommes d’ailleurs pas au bout de nos surprises. À peine montés dans le train, des trouffions viennent s’installer dans notre compartiment. Tout leur régiment est apparemment en permission et retourne à Téhéran. Peu après le départ, nous allons au wagon-restaurant. Les deux serveurs en queue-de-pie détonnent au milieu des passagers, tous des militaires. Des gradés nous invitent à leur table. Un ou deux d’entre eux parlent anglais. Nous n’en menons pas trop large au début. Ayant quitté la France quelques années auparavant pour ne pas faire mon service militaire, je ne suis pas franchement à l’aise. Et les choses se gâtent quand l’un d’entre eux nous fait passer un pétard. Il faut dire que sous le Shah, la consommation de drogue en Iran est passible de la peine de mort. Mais le Shah est parti et les souris dansent… L’Autrichien me jette un regard hésitant puis tire dessus. Le reste de la soirée est mémorable : chacun semble mettre un point d’honneur à ce que nous allions fumer un joint dans son compartiment. J’imagine qu’on a dû assister à des épisodes similaires quand les États-Unis ont aboli la Prohibition.

En traversant l’Iran, je suis un peu surpris de ne pas voir grand-chose de la révolution qui s’y déroule. Rétrospectivement, je me rends compte qu’une révolution, c’est un peu comme une guerre. Il n’y a pas des combats partout ni tout le temps. Enfin, c’est surtout dans la capitale et dans les grandes villes que les événements marquants se produisent. Ailleurs, on suit le mouvement en haussant les épaules face aux excès.

C’est l’esprit encore embrumé que nous arrivons à Téhéran. Par rapport à mon dernier passage il y a quelques mois, l’ambiance a changé radicalement. Apparemment, c’est encore la période euphorique où tout est possible. Malgré les affiches de propagande montrant le pistolet d’une pompe à essence d’où sort non pas du carburant, mais le nom des pays occidentaux qui achètent le pétrole iranien à vil prix, dont la France, je ne ressens absolument aucune hostilité de la part de la population. Au contraire. De toute évidence, on sait faire la distinction entre les sociétés pétrolières occidentales et le simple citoyen que je suis. Je passe la journée à boire du thé dans les échoppes et à discuter avec les gens. Partout, on voit des attroupements en pleine discussion. Inimaginable du temps du Shah, où il était interdit d’être à plus de deux dans la rue.

Malheureusement, je ne peux pas m’attarder à Téhéran. J’aurais bien aimé rester quelques jours de plus, mais je n’ai presque plus d’argent. Après une petite étape en bus jusqu’à la sortie de la ville, l’Autrichien et moi partons en stop. Environ 800 kilomètres nous séparent de la frontière turque. Le stop marche très bien. S’il y a peu de circulation, le premier véhicule qui passe s’arrête de toute façon. On règle au chauffeur une somme correspondant à ce qu’on aurait payé dans un transport en commun. Au début, j’ai cru qu’il fallait payer parce que nous étions européens, mais pas du tout. Les Iraniens qui montaient avec nous payaient la même chose. Nous sommes finalement arrivés à la frontière turque le lendemain soir. Là encore, aucun problème pour passer la frontière. Sans doute avaient-ils d’autres shahs à fouetter...

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